Résumé
Le projet scientifique s’organise autour de l’observation en France de l’émergence d’imaginaires nouveaux dans les pratiques corporelles dites alternatives ou non conventionnelles dans le champ des arts du spectacle vivant, dans celui des pratiques de bien-être et de santé et dans celui de l’éducation physique et du sport... Or, d’après les observations de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes), il se constitue autour de ces imaginaires incarnés des communautés susceptibles de dérives sectaires. Mais comment aborder scientifiquement ce phénomène en tenant compte des biais cognitif, culturel, épistémologique et méthodologique des chercheurs, des malentendus culturels et de l’ethnocentrisme inhérent à l’approche de ces objets ? Deux perspectives disciplinaires seront mobilisées au cours du projet : d’une part l’émersiologie ou écologie corporelle pour l’intérêt qu’elle porte au corps vivant, expérimenté et vécu, d’autre part l’ethnoscénologie pour ses travaux sur l’ethnocentrisme dans le cadre de ses études interdisciplinaires de l’esthétique des incarnations de l’imaginaire.
Argumentaire
Les sciences humaines et sociales se sont très tôt intéressées aux religions (au sens étymologique de « relier »). Elles l’ont fait à travers nombre d’entrées conceptuelles : les rites, les rituels, les cultes, les cérémonies, les célébrations, les pèlerinages, les pratiques divinatoires, les croyances, la foi, les mysticismes, les sagesses, les récits mythiques, etc. Elles ont logiquement analysé leurs effets sur la cohésion des groupes, sur le sentiment d’appartenance et, plus largement, les attitudes sociétales et politiques (Durkheim, 1912). La sécularisation des sociétés occidentales et la rationalisation des formes de salut ont semblé gagner du terrain (Weber, 1971).
La définition même du fait religieux est restée, pour le moins, problématique. Autonomisées au XIXe siècle (Obadia, 2007), la catégorie générale « sciences des religions » rassemble des disciplines diverses. Selon Obadia, elles offrent un panorama assez disparate d’approches théoriques, épistémologiques et méthodologiques. Aux sciences de l’homme classiques se sont jointes par exemple les approches des Performance studies et de l’ethnoscénologie. Ces deux nouvelles perspectives de la recherche entendent privilégier les dimensions corporelles, somato-psychiques et les techniques du corps encore peu explorées. Historien français des religions, Daniel Dubuisson remarque que l’étude des mythes et du corps symbolique a longtemps pris le pas sur celle des pratiques (1998). Semblablement l’écologie corporelle affiche un nouveau paradigme épistémologique en rupture avec les modèles essentialistes, intellectualistes et ethnocentrés qui prévalent dans les sciences humaines en Occident (Andrieu, 2017). Un nouveau champ d’étude apparaît donc avec la multiplication des formes et modalités du « croire », dans et en dehors des institutions religieuses les plus légitimes, à un moment et dans une aire culturelle donnée. Avec les « nouveaux mouvements religieux » (Champion, 2000) ou le développement d’une « nébuleuse mystique-ésotérique » (Champion, Hervieu-Léger, 1990), la dynamique religieuse et plus largement des croyances semble attestée aujourd’hui. Le projet de ces journées qui débuteront dans le cadre de la 4th Body Week est d’aborder cette complexité du « croire » contemporain ou passé à partir notamment des manifestations spectaculaires, des prescriptions ou des proscriptions corporelles (somato-psychiques), voire des performances corporelles. Profanes ou laïques, les croyances religieuses s’accompagnent de rites ou de séquences organisées d’actions efficaces qui mettent en jeu les corps humains, voire les transforment. Le corps participe ainsi de la libération de l’imaginaire. Or, l’imaginaire, quand bien même, libéré ne permet pas seulement de fantasmer, mais permet également au corps de s’inventer. Cependant les séquences cultuelles, les répétitions de prière, etc., engagent les croyantes et les croyants dans des emplois du temps spécifiques qui les distinguent et les particularisent. Le candomblé brésilien par exemple où l’effervescence de l’imaginaire engendre des pratiques de groupe festives qui exaltent une sensualité voire des potentialités érotiques autour desquelles s’organise une vie d’école ou de confréries avec des ateliers de coiffures, de cuisine, etc. Ces pratiques ont été stigmatisées par l’Église catholique romaine les considérant comme des dérives populaires ; elles révélaient l’imaginaire populaire qui s’emparait d’objets ecclésiastiques de manière à permettre aux personnes opprimées d’inventer des pratiques corporelles de résilience et d’inclusion (chants, danses, ornements, célébrations, déguisements zoomorphes, etc.) et à travers elles de survivre sans aliénation.
Des rites, des rituels et des cultes se réclamant par exemple du New Age aux USA ou des méthodes de relaxation en Europe codifient également des comportements humains (Héas, 2004). Dans les situations d’abus caractérisés, ils enferment les corps « libérés » sous l’emprise de gurus à la main mise sur la sexualité ou sur le financier avec parfois des fins dramatiques[2]. En témoignent aussi dans la société nationaliste indienne les cas récents des éminents gourous Gurmeet Ram Rahim Singh et Asaram Bapu qui reconnus maîtres yogis et personnalités politico-spirituelles n’en sont pas moins accusés d’abus sexuels, viols et viols sur mineurs.
Du local au global (Geertz), avec le développement des Technologies de l’Information et de la Communication, les échanges de conseils, les soutiens, les accompagnements spirituels – au sens large du terme – peuvent se réaliser 24h sur 24h, à distance, sans un rassemblement des corps matériels comme cela peut être le cas dans les formes les plus instituées de croyance. Nous assistons à des formes de (dé)régulation du croire par technologies interposées. Les médias internétiques et les réseaux sociaux sont ainsi l’objet de prosélytismes actifs, de stratégies d’influence caractérisée. Les pratiques physiques, les techniques d’entretien du corps et les techniques d’éducation somatique sont investies par ces dynamiques du croire. Tel conseiller en fitness recrute ses client·e·s sur les réseaux sociaux, l’entrainement physique devient une porte d’entrée pour des abus, voire des formes d’escroquerie organisée. Les dérives sectaires dans les sociétés matérialistes et fondées sur l’économie conduisent à des abus économiques et affectifs… Telle pratique de randonnée avec force jeûne devient l’occasion d’emprises sur les personnes affaiblies par l’activité et la sous-nutrition. Ces signalements en cours dans le cadre de la MIVILUDE ne constituent probablement que la face émergée de l’iceberg des emprises corporelles redoublant les emprises spirituelles et religieuses. Une journée d’études lors de la 4th Body Week constituera un espace-temps de discussion de cas concret qui mettent en évidence les croisements entre corps et croyance. Les travaux qui portent sur des cas concrets et qui tiennent compte du fait que l’objet d’étude n’existe pas en lui-même, mais par rapport au chercheur et au regard qu’il porte dessus, les travaux qui tiennent compte du biographique comme biais cognitif, culturel, épistémologique et méthodologique pourront être privilégiés.
Agenda
Un premier colloque sera organisé durant la 4e semaine internationale du corps en juin 2019 conjointement à l’Université Paris V Paris Descartes et à la Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord. Il sera suivi d’une journée d’études et de débriefing au Centre français du patrimoine culturel immatériel (CFPCI) de Vitré.
Première journée le lundi 24 juin 2019 : Corps et Sectes, UFR-STAPS Université Paris Descartes (Paris V). Dans le cadre de la 4e Semaine Internationale du Corps
Deuxième journée le mardi 25 juin 2019 : Incarnations de l'Imaginaire, Corporéité des Croyances et Dérives Sectaires, Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord (MSHPN). Dans le cadre de la 4e Semaine Internationale du Corps
Troisième journée le vendredi 18 octobre 2019 : Diversité de l'Imaginaire, Traditions et Arts du spectacle vivant, Maison des Cultures du Monde-Centre Français du Patrimoine Culturel Immatériel (MCM-CFPCI). Dans le cadre du 23e Festival de l’Imaginaire