Le muqam des Dolan fait preuve d’une grande originalité stylistique avec ses rythmes et ses techniques vocales spectaculaires.
Le Xinjiang ou Turkestan chinois est la plus grande province de Chine. Située au nord-ouest du pays, cette vaste plaine de plus d’un million et demi de kilomètres carrés, bordée par les imposants massifs de l’Altaï, du Pamir et des monts Kunlun, offre un impressionnant paysage de déserts, de rivières et de glaciers. Elle est le berceau d’une très ancienne civilisation turque, celle des Ouïgours.
Attestée depuis des temps très anciens dans des textes chinois, la musique ouïgoure donnera naissance au XVᵉ siècle à une tradition classique, le muqam, fortement influencée par la civilisation islamique et dont le répertoire canonique, appelé onikki muqam, est toujours pratiqué dans la région de Kachgar. Les Dolan, quant à eux, sont un sous-groupe ethnique des Ouïgours. Vivant sur les bords du désert du Taklamakan, ils revendiquent une tradition musicale spécifique, le muqam dolan. D’ailleurs, les traditionalistes préfèrent au terme muqam qu’ils jugent trop savant celui de bayawan (littéralement : désert) qui rend mieux compte de l’enracinement de cette musique dans leur culture minoritaire et leur environnement.
Le muqam dolan est composé de suites vocales et instrumentales, comme c’est le cas de la plupart des traditions musicales d’Asie centrale. Le répertoire comprend 12 suites. L’interprétation reste très libre : chaque chanteur, chaque musicien interprète à sa manière la mélodie commune, d’où un effet parfois discordant qui est un choix esthétique, une vraie recherche d’épaisseur sonore. À cela s’ajoute un dynamisme, une énergie que les musiciens portent à son paroxysme, amenant certains musicologues à qualifier cette musique de « jazz ouïgour ». C’est que le muqam est avant tout une musique de fête et de réjouissance, jouée lors des mashrap, ces grands rassemblements festifs et ritualisés qui se déroulent après les récoltes ou pour un mariage, une circoncision ou tout autre événement heureux. Ils offrent l’occasion de festoyer, de faire de la musique, de danser et de jouer à divers jeux de société et d’adresse. La fête se déroule dans un grand espace carré, les musiciens occupant l’un des quatre côtés et les danseurs évoluant au centre.
L’ensemble musical se compose de chanteurs solistes, les muqamqi, et d’instrumentistes qui font aussi le chœur. Les instruments sont le rawap dolan, un luth à trois cordes ; le ghijak dolan, une viole à une corde en crin de cheval ; le qalun, grande cithare sur table trapézoïdale. Les tambours sur cadre dap sont frappés par les chanteurs. Chaque suite dure une dizaine de minutes. Elle comprend quatre ou cinq parties enchaînées sans interruption et sur des rythmes à 4, 5 ou 6 temps sur un tempo qui va s’accélérant.
Les poèmes ont pour thème l’amour dans toutes ses phases : séduction, déclaration, jalousie, amour impossible, séparation. Ils ne sont pas choisis à l’avance mais lancés spontanément par le chanteur soliste, se « fabriquant » au fil de l’interprétation à partir d’éléments puisés dans un fond de poésie orale. Aussi peut-on dire que l’interprétation musicale et poétique du muqam dolan est comme une sorte de Lego dont chaque interprète connaît si bien les règles d’agencement qu’il suffit de l’impulsion d’un meneur de jeu pour que se réalise devant nous, en temps réel, la construction du muqam, toujours semblable mais jamais identique. Et c’est sans doute cela, plus que l’énergie qui se dégage de cette musique, qui appelle la comparaison avec le jazz : une musique en perpétuelle re-création.
Les musiciens invités pour ce concert sont de véritables légendes. Ils sont originaires du village de Yantaq, dans le district de Mëkit, au milieu d’une étroite bande de verdure bordant l’ouest du désert de Taklamakan, et aucune fête ne peut avoir lieu sans leur présence. Le chanteur principal Huseyin Yaya est inscrit sur les listes régionale et nationale du patrimoine vivant.
Le muqam des Dolan et le muqam ouïgour ont été proclamés par l’UNESCO chef-d’œuvre du patrimoine culturel immatériel de l’humanité en 2005.