La troupe des chantres de Taez, dirigée par ‘Arif al-Adîmî, est l’héritière d’une longue tradition de soufisme qui remonte au poète et mystique Ahmed Ibn ‘Alwân (disparu en 1256 ou 1267). La mention de son nom est toujours précédée par la formule respectueuse « le Connaissant en Dieu » (al-‘Arif bi-llah). Ibn ‘Alwân est l’auteur de plusieurs ouvrages importants : Le livre des conquêtes spirituelles, L’unification supérieure, Le festival, La recherche de l’étrange (traduction délicate, en raison de la distance qui nous sépare de l’auteur, et en raison du sens spirituel, qui est souvent métaphorique).
‘Arif al-Adîmî commence à s’intéresser au samâ’ il y a près de vingt ans, attiré par la voix des maîtres qui le pratiquaient. C’est en les écoutant, en les suivant d’un endroit à un autre pour différentes manifestations que la transmission s’est faite et qu’il est devenu familier avec les manières de dire, de chanter, de répéter les litanies, toujours dans les règles de Taez, jusqu’à ce que son frère aîné Fuad, qu’il considère comme son guide, lui conseille de fonder son propre ensemble.
Ibn ‘Alwân était un contemporain et un disciple d’Ibn ‘Arabî (m. 1240), le « plus grand maître » de l’islam ésotérique.
Le mausolée d’Ibn ‘Alwân est situé à Yafrus, à une vingtaine de kilomètres de Taez. C’est un lieu de pèlerinage important, et le siège de la confrérie locale, qui, plus récemment, a fait allégeance à la confrérie shâdhiliyya, du nom du sheykh égyptien Abû al-Hassan al-Shâdhilî.
Pour les mystiques yéménites, le soufisme est une aspiration à « s’élever au delà des limites de la matière ». Aussi le chant est-il pour eux « le guide des âmes vers la posture de bienfaisance » (ilâ maqâm al-‘ihsân), non pas d’une manière moraliste, mais dans une optique d’éveil intérieur, où chacun est responsable de ses actes dans cette vie ici-bas.
Sur le plan historique, l’essor du soufisme remonte, au Yémen, à l’époque des gouverneurs Ayyoubides puis des rois Rasoulides, qui étaient sunnites et dominaient toute la partie ouest et sud du pays. Ils patronnaient aussi les sciences, l’agriculture, la littérature et la musique. Ils bâtirent les villes de Zabid, Taez et Aden. Ces souverains éclairés n’étaient pourtant pas exempts de défauts, et Ibn ‘Alwân ne s’interdisait pas de leur adresser, dans certains de ses poèmes, des critiques sur les injustices sociales.
À cette époque, l’usage des instruments de musique pour accompagner le chant religieux commençait à se diffuser dans les mosquées, pour y pratiquer le samâ’, à tel point qu’il suscita une violente réaction des théologiens qui l’interdirent. Depuis, les soufis n’accompagnent leur voix qu’au grand tambour sur cadre, târ ou daff, et ils sont réticents à pratiquer la litanie sacrée, le dhikr, en public. À Taez, le « concert spirituel », samâ‘, est composé d’une alternance de poèmes chantés en solo et collectivement, de prières et de litanies, wird, qui sont le support de la méditation spirituelle.
La poésie d’Ibn ‘Alwân est surtout en arabe classique. D’autres poèmes lui ont été également attribués, qui sont plus populaires, tout en étant aussi de la mouvance mystique. Ainsi, le célèbre Aynî ’alâ ghayr jamâlikum lâ tanzuru :
Je n’ai d’yeux que pour Votre beauté,
Personne d’autre que Vous ne me vient à l’esprit
J’ai fait patienter mon coeur, qui
Vous réclamait, il m’a répondu Je n’ai plus de patience, je n’y tiens plus.
Dans ce poème également chanté dans la musique profane, le discours de l’amour fou peut être interprété aussi bien d’une manière terrestre que d’une manière mystique, montrant ainsi toute la profondeur de la mystique en islam.
Jean Lambert